Doctorat – Journal de bord – 14 novembre 2022

Accompagnement musical :
Death Aria – Lost Media
Menial Rips—Medieval Science Fiction

Je laisse ici des retailles qui ne seront pas utilisées, mais qui demeure des étapes importantes dans mes réflexions actuelles. Les citations sont trop longues, l’écriture manque de vernis, mais ce sont des idées que je compte bien revisiter et qui animent mon travail créatif actuel. Je reconnais que beaucoup d’éléments cités manquent de cohérence, mais  bon, c’est un journal. Sans élucubrations et risques, l’exercice serait sans intérêt.

OOO ET AFFECT

Ma recherche s’intéresse aux possibilités des jeux vidéo à servir d’objet-frontière pour expérimenter et révéler les limites des perceptions humaines. Les deux cadres philosophiques qui m’ont tout de suite accroché sont le réalisme spéculatif, plus spécifiquement l’ontologie orientée objet, et les théories de l’affect. Il peut sembler étrange de faire un pont entre une conception philosophique dont l’originalité est un décentrement de l’humain et une où elle est au cœur de l’expérience de celui-ci. Mais il m’apparaît central d’aborder les questions de l’affect, surtout celles à propos des jeux vidéo (Anable et Jagoda), et comment elles rejoignent l’OOO en ceci qu’elles partagent d’un côté l’impossibilité de sortir de nous pour saisir ce qui se situe hors de notre existence humaine et comment cette même existence nous dépasse, est hors de notre cognition.

Massumi, bien avant la première conférence de l’OOO en 2007, soulevait comment interroger le non-humain ne sert à rien si ce non-humain est défini justement par l’humain :

It is meaningless to interrogate the relation of the human to the nonhuman if the nonhuman is only a construct of human culture, or inertness. The concepts of nature and culture need serious reworking, in a way that expresses the irreducible alterity of the nonhuman in and through its active connection to the human and vice versa. Let matter be matter, brains be brains, jellyfish be jellyfish, and culture be nature, in irreducible alterity and infinite connection. (2002, p.39)

On peut effectivement déceler dans l’OOO un biais anthropocentrique, considérant que la fascination envers les objets, comme le mentionne Hayles, n’est peut-être pas le propre de l’espèce humaine, mais lui est beaucoup plus prééminente (2014, p.159). Mais pour l’OOO, l’humain à la même valeur que tous les autres objets. L’intérêt y est que les qualités sensuelles des objets, les seules qui peuvent être perçues, sont toujours en relation entre elles dans un rapport esthétique :

The essential move here is to identify aesthetics with “enjoyment” (Levinas’s term) or “allure” (Harman’s) so that the sensual qualities of objects in which other objects “bathe” is understood as an essentially aesthetic response. Thus aesthetics is generalised so that it applies not only to humans but to all objects, including inanimate ones. (ibid., p.164)

Cependant, il est crucial pour l’OOO de se rappeler que les objets sont mutuellement autonomes : « OOO defends the idea that objects—whether real, fictional, natural, artificial, human or non- human—are mutually autonomous and enter into relation only in special cases that need to be explained rather than assumed. » (2017, p.12). Ce travail philosophique d’explication de ces relations remet l’étrangeté de celles-ci à l’avant-plan. Car la réalité des objets, et la réalité en général, échapperait à nos sens de trois façons :

Hence, objects become entitled to withdraw into a shadowy, occult, weird realm in which they are autonomous in three ways: (i) autonomous in respect to systems of human uses and meaning; (ii) autonomous from presence as phenomena; (iii) and also, crucially, autonomous from one another. (Halsall, 2014, p.391-392).

David Peak insiste, la réalité se dérobe à nous :

Put simply, reality is hiding in plain sight. Rather than accepting the way things appear to be as the way they are, to uncover reality we must instead strip away appearances. We must acknowledge a material existence independent of the human, one filled with objects as they really are, rather than what they mean to and for us, and in doing so, encounter the realm of being without thought, in which the ever-changing hints of horror lurk beneath an illusory “fabric.” (2020, p.172)

Le projet de l’OOO, pour Bogost, dépasse la compréhension humaine de l’homme (2012, p.30), où l’existence est séparée de la capacité de penser et qui va jusqu’à spéculer à propos de comment les choses spéculent (ibid., p.31), soit une pratique métaphysique à proprement parler.

L’affect, inversement, s’intéresserait à l’expérience inconsciente de l’intensité, intensité qui se distingue de l’émotion (Jagoda, 2020, p.87) :

Intensity is qualifiable as an emotional state, and that state is static-temporal and narrative noise. It is a state of suspense, potentially of disruption. It is like a temporal sink, a hole in time, as we conceive of it and narrativize it. It is not exactly passivity, because it is filled with motion, vibratory motion, resonation. And it is not yet activity, because the motion is not of the kind that can be directed (if only symbolically) toward practical ends in a world of cons­tituted objects and aims (if only on screen). (Massumi, 2002, p.26)

L’intensité est un état émotionnel, mais pas une émotion. L’émotion est une construction sociale (ibid., p.28) alors que l’intensité est asociale (ibid., p.30). Il serait complexe de résumer la pensée de Massumi et sa définition de l’affect de long en large, mais l’important est que l’affect comme intensité échappe, comme les objets pour l’OOO, à la compréhension humaine :

The autonomy of affect is its participation in the virtual. It’s autonomy is it’s openness. Affect is autonomous to the degree to which it escapes confinement in the particular body whose vitality, or potential for interaction, it is. Formed, qualified, situated perceptions and cognitions fulfilling functions of actual connection or blockages are the capture and closure of affect. Emotion is the most intense (most contracted) expression of that capture—and of the fact that something has always and again escaped. Something remains unactualized, inseparable from but unassimilable to any particular, functionally anchored perspective. That is why all emotion is more or less disorienting, and why it is classically described as being outside of oneself, at the very point at which one is most intimately and unshareably in contact with oneself and one’s vitality. (ibid., p.35)

L’affect est insaisissable, se veut la zone liminale entre le virtuel, la potentialité, et l’actuel, le geste commis et mesurable (ibid.). Massumi relève dans Parables of the Virtual plusieurs cas pertinents pour expérimenter autour des sens par les jeux vidéo pour une expérimentation autour des sens : l’interruption du mouvement par la vision (ibid., p.59-60), la proprioception et la viscéralité (ibid., p.61), la distance entre la vision et les autres sens (ibid., p.146-149), le rapport au temps (p.2014) et la subjectivité de la réalité (p.214). Jagoda reprend d’ailleurs ces principes de Massumi pour défendre comment l’affect permet de mesurer la « viscéralité de l’abstraction » propre aux jeux vidéo :

Experience of intensity that is nonconscious and relations most scholarship in this area has focused on emotion and feeling video games, I also want to gesture toward the nonrepresentational dimensions of affect that video games open up. In this latter sense, affect capture viscerality of abstraction as it moves through lived bodies and everyday experience~a process that takes a unique form in a world increasingly on a digital infrastructure and its built-in abstractions. (2020, p.194)

Pour Massumi, le virtuel, le potentiel de nos corps, n’est pas réalisable, ne peut être expérimenté. Il est pourtant bel et bien réel :

Since the virtual is unlivable even as it happens, it can be thought of as a form of superlinear abstraction that does not obey the law of the ex­cluded middle, that is organized differently but is inseparable from the concrete activity and expressivity of the body. The body is as immediately abstract as it is concrete; its activity and expressivity extend, as on their underside, into an incorporeal, yet perfectly real, dimension of pressing potential. (2002, p.31)

Le pont entre l’OOO est l’affect se situerait là selon moi. Et ce pont serait en fait la notion de « gap » qui est fondamentale dans la pensée de Graham Harman. Pour ce dernier, une des décisions les plus importantes que doit se poser un philosophe est la destruction ou la création de brèches (ma traduction de gap) dans le cosmos :

Plato created a gap between the intelligible forms of the perfect world and the confusing shadows of opinion. The occasionalists of the medieval Arab world and seventeenth century Europe produced a gap between any two entities by denying that they exert direct influence on one another, so that God became the only causal agent in the universe. The philosophy of Kant proposes a gap between appearances and things-in themselves, with no chance of a symmetry between the two; the things-in themselves can be thought but never known (2012, p.9)

Pour Harman, Lovecraft est, au-delà d’un auteur célèbre d’horreur, un auteur qui maîtrise l’art de la création de brèches (ibid. p.10). Ils résument ainsi comme les récits de Lovecraft manifestent ces brèches, horizontalement et verticalement : entre le réel et le sensuel, et entre les objets et leurs qualités : « And here we have the two major axes of Lovecraft’s literary style: the ‘vertical’ gap between unknowable objects and their tangible qualities, and the ‘horizontal’ or ‘cubist’ gap between an accessible object and its gratuitous amassing of numerous palpable surfaces. » (ibid., 30). Ces quatre caractéristiques forment le concept de la quadruplicité des objets dont les récits de Lovecraft sont la parfaite démonstration : « This is the stylistic world of H.P. Lovecraft, a world in which (1) real objects are locked in impossible tension with the crippled descriptive powers of language, and (2) visible objects display unbearable seismic torsion with their own qualities. » (ibid., p.27). Si nous croisons ces critères avec la définition de l’affect de Massumi, nous retrouvons que notre conscience n’accède pas même à la réalité du corps qu’il abrite. Comme le veut le fameux copypasta : « You are a ghost driving a meat covered skeleton made of stardust riding a rock floating through space, fear nothing ».

Le travail d’Harman s’intéresse surtout à la littérature et à l’art contemporain. Mais les jeux vidéo et ces derniers ont plusieurs points en commun (on peut penser aux art games ou aux jeux textuels). Ce qui distingue les médias numériques d’autres formes d’art, en parallèle de cette notion de brèches et d’objets, le fait que nous ne pouvons pas accéder directement à ce qui se dissimule derrière l’interface : « Though human beings may lack most direct access to the opacity of contemporary algorithms and networks, video games extend perception into this media ecology and allow us to experiment with it » (ibid.). On se retrouve ici dans un effet de mise en abyme infini, où la conscience humaine, les objets et les médias se démultiplient infiniment en eux-mêmes et sont insaisissables. Et c’est dans ce vortex vertigineux, voire nauséeux, qu’il me semble primordial de plonger pour construire le laboratoire qui permettra d’expérimenter les possibilités des jeux à percer le voile de notre perception, à atteindre « l’extérieur » du réalisme spéculatif.

FIDÉLITÉ À L’INHUMAIN

Les jeux qui, jusqu’à maintenant, inspirent et guident ma recherche, entretiennent des relations avec l’horreur. Mais non pas l’horreur comme genre, mais l’horreur philosophique du réalisme spéculatif, ce que John Cunningham nomme une fidélité à l’inhumain :

Epistemological dread is central to the fecund relation between speculative horror and speculative thought drawn to the avatars of “it”. While they are not homogenous, what speculative realism, eliminative materialism, and object-oriented thought all share is a fidelity to “it,” the inhuman “real.” Fidelity is not too strong a term since one of the few binding elements in such speculative thought is the desire to conceptualize the different iterations of “it.” (2020, p.487)

Cette réalité inhumaine, ce « ça », va au-delà de la brèche entre pensée et être, au-delà des « wonders revealed through a speculative real when affixed to horror. Real horror as an affect and sensation of dread, anxiety, and terror, is something deeply inimical to the human » (ibid., p.488). L’inhumain est au-delà de la misanthropie selon Thacker, se tient davantage dans le registre de l’indifférence, et le genre de l’horreur serait selon lui une tentative de réfléchir cet inhumain au travers d’une philosophie de l’impossibilité de la réflexion :

Horror uncoils, unwinds, and “bites back,” challenging philosophy’s most basic presuppositions—the principle of non-contradiction, the principle of sufficient reason, the principle of sufficient philosophy itself. In supernatural horror we see a shift, from the fear of death to the horror of life, from the concern with Being to the indifference of emptiness or nothingness. In supernatural horror, the philosophy of horror is exhumed, turned inside-out, revealing a non-philosophy of horror, or better, the horror of philosophy. (2018, p.126)

Notre aliénation de ce monde, notre incapacité de le percevoir, pourrait provenir de cette volonté humaine de tout définir pour Thacker (une idée que nous retrouvons d’ailleurs chez Georges Bataille et Baudrillard) :

We human beings are, after all, the ones who have dreamed up taxonomies, anatomies, and nomenclatures, making possible the most systematic, rigorous articulation of this alienation. In a sense, the result of scientific classification is not that we as human beings finally found our place in the world, but the reverse—that we increasingly feel ill-at-ease in the world. It is we who are alien. (ibid., p.146)

Finalement, pour Thacker, l’horreur surnaturelle représente la pensée de l’impossibilité de la pensée et est, en ce sens, éminemment philosophique (2018, p.112). C’est pourquoi Kant et Lovecraft se situent en opposition : Kant s’intéresse à la limite de la pensée, alors que Lovecraft s’intéresse à la pensée comme limite (ibid., p.116) :

The horror is not that there is a limit to thought; that is simply a regulatory gesture, a relative problem, a case of boundary-management. Rather, the horror is that thought—all thought, since for Lovecraft everything is absolute—all thought is paradoxically constituted as limit, a strange but perhaps enchanting abyss at the core of thought itself. (ibid.)

L’horreur n’est donc pas «  the fullness of feeling, but the emptiness of thought.  Horror is not the overflowing, psychological continuum of experience, but the vacuity of any correlation between subject and object, between self and world » (ibid., p.217). Et ce qui est le principal générateur de l’horreur, de l’étrange, est la réalité, une réalité qui ne peut être représenté d’aucune façon.

C’est là que les concepts d’improvisation, de contingence et sérendipité (comme ouverture aussi à la possession et la contamination, dans le sens qu’avance Reza Negarestani) croisés à la réalité virtuelle et l’IA m’apparaissent comme les angles méthodologiques pour déployer des itérations créatives qui tenteront de représenter cette réalité comme frontière inatteignable, ou du moins révéler ce qui dans nos perceptions empêche cette traversée. Je conçois également la fidélité à l’inhumain comme une « indisciplinarité » excessive face aux statu quo, les normes, voire ma propre intégrité physique/psychologique.

Références :

Anable, A. (2018). Playing with feelings: video games and affect. University of Minnesota Press.

Bogost, I. (2012). Alien phenomenology, or, What it’s like to be a thing. University of Minnesota Press.

Cunningham, J. (2020). Reproducing It: Speculative Horror and the Limits of the Inhuman. Dans Rosen, M. (dir.), Diseases of the Head: Essays on the Horrors of Speculative Philosophy (p.483-498). Punctum Books.

Halsall, F.. (2014). Art and Guerrilla Metaphysics: Graham Harman and Aesthetics as First Philosophy. Dans Askin, R., Ennis, P. J., Hägler, A. et Schweighauser, P. (dir.), Speculations V : Aesthetics in the 21st Century (p.382-410). Punctum Books.

Harman, G. (2012). Weird realism: Lovecraft and philosophy. Zero books.

Harman, G. (2017). Object-Oriented Ontology: A New Theory of Everything. Pelican Book.

Hayles, K. (2014). Speculative Aesthetics and Object-Oriented Inquiry (OOI). Dans Askin, R., Ennis, P. J., Hägler, A. et Schweighauser, P. (dir.), Speculations V : Aesthetics in the 21st Century (p.158-179). Punctum Books.

Jagoda, P. (2020). Experimental games: critique, play, and design in the age of gamification. University of Chicago Press.

Massumi, B. (2002). Parables for the virtual: movement, affect, sensation. Duke University Press.

Peak, D. (2020). Horror of the Real: H.P. Lovecraft’s Old Ones and Contemporary Speculative Philosophy. Dans Rosen, M. (dir.), Diseases of the Head: Essays on the Horrors of Speculative Philosophy (p.163-180). Punctum Books.

Negarestani, R. (2003). Death as a Perversion: Openness and Germinal Death. Ctheory, https://journals.uvic.ca/index.php/ctheory/article/view/14550

Thacker, E. (2014). Tentacles Longer Than Night [Horror of Philosophy, vol. 3]. Zero books