Doctorat – Journal de bord – 16 mars 2023

Cette entrée de mon journal de bord doctoral est un texte remis dans le cadre du séminaire à propos du tournant performatif donné par Louis-Claude Paquin à l’automne 2022 (UQAM). Il s’agit d’un retour réflexif sur une performance d’une quinzaine de minutes livrée en classe. Je m’étais donné pour défi de produire un collage selon les bruits générés par mes collègues. Un assemblage composé de métaux trouvés, micro contacts, pédales et oscillateurs était à leur disposition pour improviser et découvrir les potentiels sonores. Le résultat final se trouve plus bas, ainsi que dans la nouvelle entrée dans la section collages de mon site, New Normal (2022).

Collage bruitiste improvisé et tension de la contigence

Le collage est une partie intégrante de mon processus créatif dont la découverte fut tout d’abord par la musique : les pochettes de groupes punks et industriels tels que Crass ou SPK. L’aspect brut, choquant et artisanal résonnait chez moi, mais également l’idée de détournement et de l’esthétique du « pouvoir » dans une optique de guerre informationnelle et de déprogrammation (Vale et Juno, 1988, Brassier, 2009). Des entrevues avec des artistes collagistes se situant dans cette tradition m’ont révélé comment cette pratique était pour eux en continuité de mouvements culturels et philosophiques plus larges. Par exemple, pour Nigel Ayers, le collage était non seulement une extension de son projet musical Nocturnal Emissions, mais aussi une manière de s’inscrire à la suite des situationnistes :

This idea retained especially the negative aspects of the mass media on the psychic and physical life of individuals, and transmitted, in the case of the graphic universe designed by Nigel Ayers, through a strong interest in experimental military and psychiatric scientific protocols. Recycling medical and military illustrations, in the legacy of Situationist detournement, served to create collages dealing with mind control. (Ayers et Ballet, 2021, p.11)

Le collage était donc pour moi à la fois une voie pour découvrir des idées s’opposant à l’hégémonie culturelle et pour moi-même appréhender le langage visuel par le détournement et la manipulation des messages. Le critère de qualité d’un collage, dans cette vision, se situait au niveau du choc que peut générer la juxtaposition d’images qui sont généralement isolées dans les médias de masse. L’exemple classique serait des illustrations anatomiques superposées à des images pornographiques. Le potentiel en recherche du collage est ainsi pour moi une révélation, quelque chose dont je me doutais intuitivement mais dont je ne cernais pas toute la profondeur.


Figure 1 : Collage de SPK pour le single No More (1979)

Cependant, un aspect clé qui lie le collage comme méthode de recherche à celui des pratiques en marge est la juxtaposition, le choc entre des éléments disparates. Comme l’affirme Vaughan, la juxtaposition consiste en « the interplay of fragments from multiple sources, whose piecing together creates resonances and connections that form the basis of discussion of learning » (Vaughan, 2005, p.12). Le collage invoque l’interdisciplinarité et les systèmes de savoir postmodernes (Ibid., p.5), ce que secondent Scotti et Chilton (2018, p.358-359). Ma compréhension est que l’intensité des résonances des connexions produites par la juxtaposition dépend de ce qu’Holbrook et Pourchier nomment le « strange coupling » entre ordre et chaos qui forment « a familiar ongoing—continuing transactions of making and thinking that have no equivalency in words but that repeatedly guide our practices (2014, p.759). Par ma pratique comme artiste collagiste, je constate néanmoins que cet impact n’est pas la même entre celle ou celui qui effectue le collage et le public qui reçoit l’artefact. Il y a une distance entre l’acte collagiste, de l’accumulation des contenus à leur détournement, et la réception.

C’est cette distance que je désirais explorer, surtout en lien avec la révélation récente que la collaboration avec d’autres conceptrices et concepteurs de jeux s’impose dans mon projet de recherche. Je privilégie personnellement les concepts du bruit, de l’improvisation et de l’erreur dans la création. Comment arriver à intégrer avec honnêteté et rigueur ceux-ci dans une collaboration, surtout si la ou le partenaire ne se situe peut-être pas dans ces territoires, malgré des connexions esthétiques et thématiques ? La relation qu’expose DiPiero entre improvisation et contingence fut en ce sens fort éclairante :

Before the event, the outcome is contingent as in not-yet-known; after the event, the result is contingent as in could-have-been-otherwise. What appears at first blush a frustrating theoretical ambiguity actually points to a useful insight: at any given time in any given process, there is a particular constellation of openings and closures, of possibilities and impossibilities, that constitute a contingent situation. Thus, the contingent does not reference either the open or the already decided but both at once, and always. (DiPiero, 2018, p.2)

DiPiero poursuit en soulignant comment l’improvisation doit nécessairement être singulière chaque fois qu’elle est invoquée, mais elle, paradoxalement, doit avoir une structure qui garantit sa contingence[1]. En ce sens, il m’apparaît que dès que l’improvisation est acceptée comme mode de création, tous les partis concernés doivent se soumettre au risque de l’erreur et de la dissonance. Mais les exemples donnés par DiPiero se situent dans des musiques plus « académiques », le jazz surtout. La musique bruitiste est intimement liée à l’improvisation, mais une improvisation nihiliste où la virtuosité de l’instrument « disappears to the extent of anti-virtuosity becoming a virtue » (Mattin, 2009, p.173). C’est une pratique qui est « informal in their operation, they are practices that adapt, play against or at least take into account the specific conditions of their own production » (Ibid., p.185). La pratique de la musique bruitiste se qualifierait davantage d’organique et d’instinctuelle (Klett et Gerber, 2014, p.20), et moins dans la performance spontanée de musiciens expérimentés qui « jamment » entre eux. Comment donc faire d’un game jam un jam bruitiste, plutôt qu’une improvisation « jazz » ?

Cette question de la recherche au travers de la juxtaposition et celle de la contingence de l’improvisation et du bruit m’ont donc mené à tester une mise en relation entre mes collègues et moi-même. Je les inviterais à manipuler des éléments que j’utilise pour mes performances bruitistes (métaux trouvés, microcontacts, pédales de guitare et oscillateur) et j’improviserais sur une période de quinze à vingt minutes un collage à partir d’une pile d’images choisie au hasard. Malgré moi, l’importance de me donner des règles, un cadre, s’est imposée quelques jours avant la date de l’action :

  • Le format du cadre. Je travaille avec de la toile cartonnée. Pour la durée disponible, je devais choisir un format adéquat.
  • Plus la fréquence est haute, plus je prendrais des images de grande taille, et l’inverse. Plus l’oscillation est rapide, plus l’image serait colorée.
  • Ne pas retirer une image qui a été fixée.

À ces quelques règles s’est ajoutée l’appréhension. Et si personne ne participe ? Et si l’inspiration ne vient pas pour quelconque raison ? Avant même d’avoir eu lieu, le premier constat fut que, même lorsque les enjeux sont minces, il est très difficile de se laisser aller à la contingence. Du moins pour moi, il y a une grande tendance à vouloir planifier selon toutes les éventualités.

Fort heureusement, l’expérience de cette performance fut positive et a révélé bien d’autres choses par rapport à la collaboration improvisée. Le contexte d’improvisation ne me permettait pas de prévoir un discours ou un propos à communiquer au travers de l’artefact qui serait produit. Cependant, les images provenaient de ma collection qui elle s’inscrit dans un choix de documents qui est intimement lié à ma pratique habituelle de collage. Dans cette accumulation de données, ce « hoarding » pour reprendre le terme de Holbrook et Pourchier (2014, p.758), il est donc inévitable qu’une continuité se manifeste. Et ce, malgré un acte créatif performatif qui entraîne une accélération de l’incertain dans les choix de conception :

An artist cannot always name the reasons why she knew the image “needed some texture here” or why she chose a color because “it just felt right.” […] When I think about breaking down the practices that went into the construction of a collage to provide a methods section that somehow conveys the rigor of that work, I literally shrug. I couldn’t begin. (ibid., p.757)

Effectivement, en observant le collage produit avec recul, sa création est le résultat de ma relation avec ces archives, ces données. D’où la juxtaposition de contenus scientifiques (logo de Bayer, fusée, images anatomiques, captation par des drones ou des télescopes) et spirituels/occultes, qui pour moi relève de ma préoccupation du moment à utiliser les jeux vidéo de manière libérée de son héritage technologique et industrielle. Comme Butler-Kisber le mentionne, le processus du collage est à l’envers de celui des autres formes d’art, dont la poésie : « This process moves from intuitions and feelings to thoughts and ideas. Image fragments are chosen and placed to give a ‘sense’ of something rather than a literal expression of an idea » (2008, p.26).


Figure 2 : Collage produit lors de la performance

Cette expérience m’a également permis de constater de manière incarnée l’effet de la contingence lors d’une performance. Et c’est surtout cet aspect que j’ai vécu par l’influence des bruits générés par mes collègues sur mon affect :

Nevertheless, the question with contingency is never only what happened or even how it happened in a causal sense; contingency is also concerned with the affect of experience, the color of sound, the preconscious forces that specify an improvisation as of this moment and no other. In other words, it is not strictly the “outcomes” that interest us, but the affect of the interactions themselves—how they feel, how they move, what unspeakable forces traverse the body. (DiPiero, 2018, p.4)

La résonance des bruits a définitivement eu une incidence sur l’artefact produit, accentuant le sentiment d’urgence et guidant comment je déchirais et agrafais les images pour ne garder qu’une partie à appliquer sur le cadre. Il ne s’agissait pas d’un acte conscient, mais littéralement d’une transe qui ne se trouvait brisée, et ce heureusement, lorsqu’un collègue interagissait avec moi, notamment pour capter le son de l’agrafeuse avec un microcontact. Malgré la distance entre l’acte du collage et celui du tâtonnement bruitiste, j’ai ressenti l’impact affectif de cette connexion dans l’acte créatif. Paradoxalement, celui-ci était plus intense à mesure que l’espace disponible sur le cadre diminuait, qui annonçait la fin de la performance.

L’artefact qui en résulte demeure une représentation de mes préoccupations personnelles dans les images qui ont été juxtaposées. Mais la manipulation de celle-ci, soit l’agressivité du déchirement et de l’agrafage, est le résultat la connexion avec le bruit improvisé. Cette interprétation est, à la suite de Mäkelä, tout à fait subjective : « Within the practice-led enterprise, it is the artist-researcher or designer-researcher who is interpreting the object in a context chosen by him or her » (2007, p.160). Mais il n’en demeure pas moins que cet artefact révèle pour moi la trace d’une performance qui elle ne pouvait qu’être éphémère et vécue dans le moment présent. Je n’ai pas trouvé de réponse à mes questions initiales, surtout dans le contexte d’une création collaborative autour de jeux vidéo. Mais elle soulève l’enjeu de chercher à atteindre une intensité incarnée malgré la distance (par exemple si la collaboration est avec quelqu’un à l’étranger), soit une improvisation vidéoludique qui vise non seulement à créer des problèmes (Jagoda, 2020, p.255), qui dont le respect de son critère de contingence est en soi un problème. C’est ainsi que je comprends à tout le moins ce que DiPiero nomme une contingence radicale et son importance dans un contexte social, hors de la musique :

What is radical in this “radical contingency” is only the idea that there does not exist an improvisatory situation that does not correspond to or produce such a singularity, an improvisation that would not be radically incommensurate with every other. As soon as improvisation moves away from a musical/theoretical skill and towards a social encounter, this is a conclusion that must be taken seriously. (2018, p.6)

J’en retire que ce qui naît de l’improvisation doit donc, en tout temps, être célébré pour sa singularité — que le résultat soit l’erreur ou même un conflit. Ce qui du moins répond à la préoccupation de sincérité, de rigueur et d’intensité. La notion de vulnérabilité m’apparaît également à considérer, celle de la prise de risque lié à se rendre ouvert, disponible[2], dans des réflexions futures.

[1] Ce qui suit la pensée spéculative de Quentin Meillassoux comme quoi la seule chose qui ne peut être contingente dans la nature est la contingence elle-même. (Watrelot, 2016).

[2] Ouverture qui, chez Reza Negarestani (2003), est également une mise à risque de possession dans le sens ésotérique du terme.

BIBLIOGRAPHIE

Ayers, N. et Ballet, N. (2021). Electronic Resistance. Amaya Productions.

Brassier, R. (2009). Genre Is Obsolete. Dans Iles, A et Mattin (dir.), Noise/Capitalism (p.60-71). Dutch Art Institute.

Butler-Kisber, L. (2008). Collage as inquiry. Dans Knowles, J. G. et A. L. Cole (dir.), Handbook of the arts in qualitative research: perspectives, methodologies, examples, and issues (p. 265–276). Los Angeles: Sage Publications.

DiPiero, D. (2018). Improvisation as Contingent Encounter, Or: The Song of My Toothbrush. Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, 12 (2)

Holbrook, T. et Pourchier, N.M. (2014). Collage as Analysis: Remixing in the Crisis of Doubt. Qualitative Inquiry, 20 (6), 754–763.

Jagoda, P. (2020). Experimental games: critique, play, and design in the age of gamification. University of Chicago Press.

Klett, J. R. et Gerber, A. (2014). The Meaning of Indeterminacy: Noise Music as Performance. https://doi.org/10.1177/1749975514523936

Mäkelä, M. (2007). Knowing Through Making: The Role of the Artefact in Practice-led Research. Knowledge, Technology & Policy, 20 (3), 157–163. Fichier

Mattin. (2009). Anti-Copyright: Why Improvisation and Noise Run Against the Idea of Intellectual Property. Dans Iles, A et Mattin (dir.), Noise/Capitalism (p.166-191). Dutch Art Institute.

Negarestani, R. (2003). Death as a Perversion: Openness and Germinal Death. Ctheory, https://journals.uvic.ca/index.php/ctheory/article/view/14550

Scotti, V. et Chilton, G. (2018). Collage as Arts‑Based Research. Dans Leavy, P. (dir.), Handbook of arts-based research. New York London: The Guilford Press. Fichier

Vale, V. et Juno, A. (1988), Industrial Culture Handbook, Los Angeles, Eugene. RE/Search Publications.

Vaughan, K. (2004). Pieced together: Collage as an artists method for interdisciplinary research. 4 (1)

Watrelot, M. (2016). L’équilibre du chaos. ZONE CRITIQUE. https://zone-critique.com/2016/01/09/quentin-meillassoux-et-lequilibre-du-chaos/